Si l’on pensait que 2024 serait plus tranquille que 2023, c’était une erreur. Les années passent et les colères ne s’atténuent pas. Est-ce une bonne nouvelle ? Nous le verrons. Les contestations populaires, bien qu’elles ne mènent pas toujours à une victoire, sont souvent un terreau fertile pour de nouveaux imaginaires qui mèneront, eux, progressivement vers un changement dogmatique.
En ce début d’année, ce sont les agriculteurs et agricultrices qui ont choisi de faire monter le ton. Il faut dire que leur situation est catastrophique. Enfin, ça dépend lesquels.
Repenser l'agro-industrie ou continuer de marcher sur la tête ?
Depuis la seconde moitié du siècle dernier, l’agriculture des pays occidentaux marche sur la tête : elle est devenue une industrie. L’agriculture intensive, fonctionnant à coup d’économies d’échelle, de produits chimiques, de mécanisations titanesques, de parcelles immenses : ce n’est plus de l’agriculture, c’est de l’industrie.
Et l’industrie agricole tue (au sens propre comme au sens figuré) à petit feu les agriculteurs et agricultrices.
Avec plus d’un quart d’entre eux qui vit sous le seuil de pauvreté, c’est près de 2 agriculteurs par jour qui se suicident (529 suicides en 2016 selon la MSA, derniers chiffres en date).
De manière générale, tous les agriculteurs et toutes les agricultrices demandent la même chose : une meilleure rémunération. Mais deux idéologies pour y parvenir s’affrontent dans le discours ambiant : d'un côté, la fin du libre-échange, de l'autre, la fin des normes environnementales. Nous y reviendrons.
Il n'y a pas d'argent magique
Vous le savez, les produits alimentaires n'ont cessé d'augmenter ces derniers mois. Pourtant, les agriculteurs, qui voient leurs coûts de production s'élever, n'observent pas d'augmentation de salaire. Comment est-ce possible ?
Pour la faire courte : les entreprises agro-industrielles ET la grande distribution s'en mettent plein les poches. Leurs marges ont presque doublé en l'espace de deux ans, et les bénéfices des plus grands groupes ont explosé tous les records.
Ainsi, Danone et Lactalis, têtes du podium des entreprises les plus lucratives de France, cumulent à elles deux 56 milliards d’euros de chiffre d’affaires. En 2022, le montant versé aux actionnaires de Danone a atteint 1,238 milliard d’euros, tandis que Lactalis, dirigée par la famille Besnier, multimilliardaire, est devenu le leader de l'agroalimentaire français en 2022, en dépassant les 28 milliards d'euros de chiffres d'affaires.
Voilà où va une bonne partie de l'argent gagné dans le secteur agro-alimentaire. Il n'y a pas d'argent magique, mais la répartition des gains du travail dans notre société me surprendra toujours.
Et les subventions agricoles ?
Et puis, il y a les aides de la PAC (Politique Agricole Commune). Si vous pensez que les agriculteur·ices « sont quand même pas trop mal » avec les subventions de la PAC, détrompez-vous.
L’aide européenne dispose d’un fonctionnement particulier (très critiqué) qui a pour conséquence d’aider davantage les plus riches. En effet, en Europe, ce sont les 20 % des agriculteur·ices les plus riches qui bénéficient de 80 % des aides. À l’échelle de la France (qui bénéficie le plus des aides de la PAC en Europe), c’est 35% des aides qui sont reversées aux 20% des plus gros agriculteurs.
Donc, il y a « agriculteur » et « agriculteur ».
En 2021, une enquête du média indépendant Basta mettait en avant les différences énormes de revenus entre les dirigeants des coopératives agricoles et le reste des agriculteurs. Si tous se revendiquent « agriculteurs » tout court, les premiers touchent en moyenne 16 380€ par mois, alors que le salaire moyen des seconds est de 1 730€ par mois, et même seulement 620€ par mois pour les 20% d’agriculteurs les plus pauvres.
Bref, vous l’aurez compris, le problème de la rémunération du travail paysan est profond et complexe.
Retrouvez notre post Instagram pour comprendre les différences entre les différents métiers de l'agriculture 👇
Que demandent les agriculteurs ?
Sachant qu'il y a plusieurs "types d'agriculteurs", cela ne vous choquera pas de savoir qu'il existe plusieurs syndicats agricoles dont chacun possède une vision propre de ce que devrait être l’agriculture.
Si pendant les manifestations des agriculteur·ices, il vous a semblé n’y avoir qu’un seul son de cloches, c’est que les médias ont, comme d’habitude, orienté le débat public : ils n’ont donné la parole qu’à une seule personne ou presque, Arnaud Rousseau, patron de la FNSEA (Fédération Nationale des Syndicats d'Exploitants Agricoles). Avec les Jeunes Agriculteurs (JA), ils forment le syndicat majoritaire (FNSEA-JA = 54 %) des métiers de l’agriculture. Néanmoins, d’autres syndicats agricoles existent tels que la Confédération Paysanne, la Coordination rurale et le MODEF qui rassemblent chacun 20%, 21% et 1,3% des adhérents. Si leurs revendications paraissent similaires (avoir une meilleure rémunération), leurs demandes pour y parvenir sont diamétralement opposées à celles de la FNSEA-JA.
👉 Tandis que la FNSEA-JA revendique la fin des normes écologiques et des processus de réduction des pesticides pour continuer de produire toujours plus, sans la problématique de la concurrence déloyale subit à cause des normes moins exigeantes des autres pays européens, la Confédération Paysanne, elle, propose tout autre chose.
💁♀️ Elle s’oppose au libéralisme et au productivisme promus par la FNSEA et les JA. Très critique de l’agriculture intensive, le syndicat paysan défend la paysannerie et une agriculture respectueuse de l’environnement. D’ailleurs, la Confédération Paysanne estime que les normes écologiques sont « protectrices pour notre santé, nos droits sociaux et notre planète ». Autant vous dire que l’annonce du gouvernement quant à la réduction des normes environnementales en agriculture ne les a pas démobilisés, contrairement à leurs confrères et consœurs de la FNSEA-JA, qui sont repartis sans même attendre une parole sur la garantie de leur salaire (ce pourquoi ils étaient venus a priori).🤷♀️
L’agriculture selon La Confédération Paysanne
Le syndicat, qui rassemble près d’un quart des adhérents des métiers de l’agriculture, a de l’ambition pour l’agriculture française. Elle propose, par des mesures concrètes, de donner un avenir durable à l’agriculture et aux paysans. Rapide tour de leurs propositions :
Un salaire juste, des prix justes, pour une alimentation saine
Pour maintenir et installer des paysans dans tous les territoires, il faut leur assurer un revenu équitable. Pour cela, la Confédération Paysanne propose de changer les systèmes de production pour aller vers des systèmes plus autonomes, plus relocalisés avec pour objectif premier de fournir une alimentation saine, de qualité et diversifiée à tous.
Une politique publique du foncier agricole pour protéger une agriculture vivante
Pour garantir le maintien d’une agriculture vivante, paysanne et économiquement viable, il faut des outils publics de gestion du foncier agricole et une législation qui interdisent la spéculation et les agrandissements sans limites. Comme chaque territoire est unique, la Confédération Paysanne table sur une implication concertée des collectivités territoriales qui permettrait d’assurer un équilibre des territoires.
Des moyens pour faciliter l’installation d’agriculteurs et agricultrices
Car l’agriculture est un gisement d’emplois qui ne demandent qu’un peu d’aide pour répondre à un besoin grandissant de souveraineté alimentaire.
Des alternatives pour une agriculture qui protège le vivant
La prise en compte des questions environnementales et énergétiques est un enjeu majeur pour le syndicat. C'est d'ailleurs ce qui le différencie le plus de la FNSEA. Ces préoccupations traversent le monde paysan comme le reste de la société. La Confédération Paysanne revendique ainsi le pouvoir qu’ont les agriculteurs de favoriser l’enrichissement de la biodiversité, freiner l’appropriation du vivant par des multinationales toujours plus fortes, concevoir une gestion efficace de la ressource en eau et relever les défis énergétiques et climatiques, notamment en développant l’autonomie au niveau territorial et en définissant un cadre adapté pour une agriculture paysanne, plus proche du vivant.
C’est vrai que ce tableau donne plus envie que l’actuel, décrit au début de cet article, aussi bien pour les paysan·ne·s que pour les consommateur·ice·s· et le vivant.
Cependant, j’entends les plus pessimistes d’entre vous dire « c’est bien beau, mais c’est un peu utopiste ». Vraiment ?
Vivre dans un monde d'agroécologie : utopie ou besoins de nouveaux imaginaires ?
Le système actuel ne fonctionne pas. Nous le savons. Pire, il nous mène droit dans le mur. Ce n’est ni pessimiste, ni dystopique, c’est factuel. La seule alternative qui s’offre à nous est d’opérer une bifurcation rapide et organisée, vers un modèle agroécologique respectueux des sols, des plantes, des écosystèmes et des humains. Ce n’est pas moi qui le dit, ce sont les experts du GIEC, le Haut Conseil pour le climat, l’ADEME ou encore le Réseau action climat.
Est-ce que cette bifurcation est faisable ? Tous les experts s’accordent à dire que oui. Ce système alternatif pourrait-il nourrir tout le monde ? Toutes les études faites démontrent que oui. Alors, qu’est-ce qu’on attend pour créer l’agriculture de demain ?
Maintenant que le contexte est dressé et que vous avez une vision un peu plus globale de ce qu’est l’agriculture aujourd’hui, je peux vous embarquer dans un petit exercice d’imagination.
À quoi ressemblerait l’agriculture de demain si on s’y mettait vraiment ? La Confédération Paysanne nous a livré quelques clés pour parvenir à une agriculture viable et durable, mais pour nous, citoyens et citoyennes du quotidien, qu’est-ce que ça changerait ? Imaginons...
Pour de nouveaux imaginaires : vive l'agroécologie
Texte d'invention : Imagine, l'agroécologie en 2050.
Pour commencer, le bio ne coûte plus si cher. Produite localement, la plupart de notre alimentation est différente. Terminé les fraises d’Espagne en janvier, le poulet d’Ukraine et les pois mange-tout de Bolivie. Nous mangeons français tout ce que nous pouvons produire en France. Le reste, on continue de l'importer. Les « petits producteurs » se sont multipliés. On compte pas moins d’un million de paysans et paysannes ! Ça se voit sur les étales, mais aussi sur la facture : le choix de fruits, de légumes, de céréales et de protéines est diversifié et le panier coûte moins cher. Ça, c’est parce que les grandes distributions n’ont plus le droit de définir leurs marges sur le dos des producteurs et au détriment des consommateurs.
On privilégie d’ailleurs majoritairement le circuit-court, ce qui permet aux paysans et paysannes d’être mieux rémunérés. Globalement, on mange moins de viande. Les éleveurs ont de plus petits cheptels, mieux traités, et une filière de la protéine végétale s’est créée. Peut-être qu’un jour, il n’y aura plus du tout d’élevage !
La transition à l’agroécologie s’est faite avec l’aide du gouvernement. Les petites fermes en transition ont été aidées financièrement. On a valorisé les plus petites parcelles, ce qui a encouragé les dirigeants agricoles à diminuer la taille de leurs terrains. On a aussi accompagné les consommateurs pour acheter bio et local pendant cette transition pour soutenir la filière bio, grâce à un chèque alimentaire destiné aux foyers les plus modestes.
En parlant de foyers modestes, on a mis en place la Sécurité sociale Alimentaire pour permettra à tous et toutes de se nourrir. C’est une cotisation payée par tout le monde, comme celle pour la sécurité sociale. Cela a permis aux 8 millions de personnes en précarité alimentaire de manger correctement et a offert aux agriculteurs et agricultrices la place centrale qu’ils et elles méritaient dans notre société.
Côté quantité, il y a beaucoup moins d’invendus ! C’est dingue, quand on ne produit pas pour produire, mais pour nourrir, les quantités de production sont plus raisonnables. On a un peu copié les Suisses pour ça. Ils avaient compris depuis longtemps qu’on pouvait réguler l’offre en taxant plus ou moins les denrées étrangères selon les besoins. Si nos agriculteur·ice·s ont eu une belle récolte, alors on taxe davantage les produits étrangers pour limiter leur entrée. Si au contraire, nos récoltes ne répondent pas aux besoins : on ouvre les vannes ! Bien sûr, la concurrence déloyale est terminée : les mêmes normes doivent être appliquées pour tout le monde.
Ces normes, elles sont écologiques, mais elles sont surtout adaptées aux contraintes de chaque territoire. Les haies ont fait leur grand retour dans nos paysages. Finit les immenses champs de maïs à perte de vue. On a des arbres, des haies, des bosquets, des serres, des petites parcelles à taille humaine. L’agroforesterie fait légion. Le maraîchage a transformé nos campagnes. Il les a également redynamisées, car de nombreuses zones humides ont été créées, et avec la météo particulièrement chaude, il est devenu plus intéressant de vivre à la campagne plutôt qu’à la ville.
La qualité de nos sols s’est améliorée, la biodiversité a repris du poil de la bête : les oiseaux sont revenus. Pas tous, certaines espèces ne reviendront hélas jamais, mais on entend à nouveau les alouettes des champs, les fauvettes grisettes et les bruants ortolans.
Avec la fin de nombreux intrants chimiques et des pesticides toxiques, de nombreuses maladies sont en nettes diminution. Maladie de Parkinson, cancers et maladies respiratoires ont diminuées significativement, surtout au sein des familles d’agriculteurs.
Tu vois, tout n’est pas encore parfait ici. Le climat changeant détruit des champs entiers, certains réfractaires continuent d’utiliser des pesticides en douce et il faut manifester de temps en temps pour revaloriser les salaires liés à la sécurité sociale de l’alimentation. Je ne sais pas ce que tu en penses, toi qui me lis. Mais moi, une seule phrase me vient en tête quand je pense au chemin parcouru : Et dire qu’on appelait ça « l’écologie punitive ».
Sources :